La ciselure, métier rare #5 : Arts décoratifs et création contemporaine
La ciselure est un métier qui fait s'entrelacer l'art et l'artisanat. Dans la grande famille des arts décoratifs et des arts appliqués, c'est l'un des métiers les plus proches de la sculpture, nous l'avons déjà vu dans l'article sur les techniques.
Les champs d'application de la ciselure sont extrêmement larges : le ciseleur peut intervenir aussi bien sur du mobilier que sur un bijou. On retrouve déjà des exemples de repoussé et de tracé matis sur métaux précieux (or, électrum, argent) dans l’Egypte ancienne : le masque mortuaire d'Agamemnon (image 1) est en or repoussé et date du XVIème siècle av. J.C.
L'orfèvrerie n'est pas en reste puisque nombre de gobelets, coupes, services de table ont été retrouvés lors de fouilles archéologiques : gobelet en électrum (alliage d'or et d'argent) en Iran, datant du XIIème siècle A.C. (image 2) ; coupe du général égyptien Thoutii (image 3), en or repoussé et ciselé, réalisée entre -1490 et -1439 ... L'un des plus remarquables trésors d'orfèvrerie fut découvert en Italie en 1895, près du Vésuve : le trésor de Boscoreale (image 5), en argent repoussé, ciselé, gravé. Il est exposé au musée du Louvre.
Les Etrusques, les Grecs, les Romains, et tous les peuples de cette période (Sumériens, Babyloniens, Achéménides, Perses …) ont laissé derrière eux des pièces remarquables de technicité et d’esthétique, notamment dans la statuaire (image 4 : tête d'un homme avec casque, en bronze ciselé, -460, Italie) et l'objet (image 6 : médaillon d'Eros, IIIème siècle av. J.C., Grèce). Les objets, statues et ornements dans l'Antiquité célébraient le plus souvent les souverains, les victoires sur le champ de bataille, et les divinités.
Au Moyen-Âge, la ciselure fleurit dans l’art religieux, notamment dans l’Empire byzantin et l'art islamique. Retables, reliquaires, calices, ornements des autels … sont autant d’exemples des savoir-faire de l’époque (image 1: couvercle du reliquaire du St Sépulcre, XII-XIIIème siècle, Constantinople). La ciselure y est mêlée à la gravure, aux émaux, à l’orfèvrerie, à la ferronerie ; pour exprimer la dévotion des croyants et la puissance des religions. C'est à cette époque qu'on voit naître des objets mêlant plusieurs techniques et matériaux (image 3 : polyptyque de Floreffe, après 1254, France).
Les objets et armures d'apparat des rois (image 2 : sceptre de Charles V, v. 1365-1380, France) en sont d'excellentes illustrations. On trouve de très beaux exemples d’armures richement ornées au musée de l’Armée à Paris ; et des descriptions très fidèles d'équipements et d'armements décorés avec ostentation dans l’œuvre romanesque Le Trône de Fer, de Georges R. R. Martin.

La Renaissance voit l’épanouissement de l'orfèvrerie et de la ciselure en Europe, avec Benvenuto Cellini, l’un des orfèvres italiens les plus connus de cette époque, qui a réalisé entre autres pièces notoires la Salière de François Ier en 1543, actuellement exposée au musée d’histoire de l’art de Vienne (ci-contre). A l’orfèvrerie s’ajoute les bronzes d'ameublement.
La ciselure quitte quelque peu le domaine spirituel, mais reste le privilège d'une élite et une forme d'expression du sacré.
Les monarchies d'Europe, soucieuses d'exprimer leur puissance, sollicitent énormément les artisans, encore considérés comme des artistes, pour la création et la production de mobilier, d'objets, de parures, de luminaires ... J'ai volontairement mis peu d'images car j'ai eu du mal à faire le tri tant il en existe !
Lors de son couronnement en 1660, le roi Charles II d'Angleterre fut par exemple fabriquer une quantité considérable de pièces d'orfèvrerie liturgique (calices, patènes, fonds baptismaux, plats d'autel, aiguières, burette ... images 1 et 2 ci-dessous). Le règne de Louis XIV (1643-1715) a été prolifique pour les artisans d’art - on connaît son célèbre ébéniste, André-Charles Boulle (image 3 : armoire, chêne plaqué d’ébène et d'écaille, marqueterie Boulle en laiton, étain, corne teintée et bois de couleur, bronze doré ; v. 1700).
Dans la seule ville de Paris, sous l’Ancien Régime, il existait environ 300 ateliers d’orfèvres, graveurs, ciseleurs … On peut citer François-Thomas Germain, célèbre ciseleur qui travailla beaucoup pour les cours d'Europe (image 4 : chenêt, bronze doré, 1757 ; image 5 : surtout de table du roi Joseph Ier du Portugal, argent ciselé, 1758).
La révolution française en 1789, puis la période du Consulat, signent une baisse significative de la production d'objets et de mobilier ciselés avec faste, vers un style plus épuré, une finesse des lignes du mobilier, et un retour aux proportions classiques de l'antiquité.
Lorsque Napoléon Bonaparte accède au trône de l'Empire en 1804, sont réintroduits quelques éléments de décor plus "chargés" dans le mobilier : têtes et pattes de lion, bustes de pharaon, cygnes dorés, sphinx ailés ... Le style s'appelle d'ailleurs "retour d'Egypte".
Je passe sur les différents styles de mobilier qui ont coexisté au début du XIXème siècle, mais l'arrivée de la bourgeoisie après la révolution française donne naissance à l'éclectisme, caractérisé par un mélange parfois peu harmonieux des styles passés. Le XIXème marque une scission profonde entre l'art et l'industrie, et voit apparaître dans les arts décoratifs de nombreuses copies de mobilier, objets et luminaires anciens, réalisées avec beaucoup moins de soin que les originaux ; pour satisfaire une clientèle de nouveaux riches voulant étaler à la fois sa culture artistique (échec) et son opulence.
L'arrivée du mouvement Arts and Crafts en Angleterre (1850-1910), et de l'Art Nouveau et ses lignes inspirées de la nature en Europe (1880-1910), réveillent la décoration intérieure, aussi bien dans le mobilier, l'objet ou le luminaire. La ciselure passe petit à petit d’un artisanat réservé à une élite, à des objets plus accessibles ; en même temps que l'artisan perd peu à peu son statut d'artiste, pour être considéré plutôt comme un exécutant qu'un créateur. Les grandes maisons d'orfèvrerie font appel à des dessinateurs et directeurs artistiques, pour faire ensuite réaliser les objets dans leurs manufactures. C'est le cas de Paul Follot, dessinateur entre autres pour Christofle, qui crée en 1900 un modèle de théière ensuite réalisé en cuivre argenté (image 1).
Il subsiste cependant des artisans créateurs, qui vont plutôt acquérir le statut de designer : Charles R. Ashbee, figure du mouvement Arts and Crafts, est à la fois orfèvre et créateur (images 3 et 4 : calice et boîte, argent, entre 1900 et 1910). Certains artisans ciseleurs et orfèvres vont aussi vers une pratique plus artistique (nous avons déjà vu plus haut que la ciselure est très proche de la sculpture), comme Kagawa Katsuhiro et ses Deux tortues, réalisées en argent en 1908 au Japon (image 2).
Les deux cas cités ci-dessus (artisan créateur ou artisan exécutant) préfigurent assez bien la situation actuelle des artisans.
L’ornementation du métal disparaît au fur et à mesure des mouvements artistiques, qui se succèdent et se téléscopent rapidement dans la première moitié du XXème siècle, et avec l'arrivée du design et de l'industrialisation. La ciselure s’installe peu à peu dans les pièces d’artistes, notamment dans la sculpture (ci-dessous Femme à la gorge tranchée d'Alberto Giacometti, bronze patiné, 1932) et la bijouterie (Broche, Andrew Grima pour H.J. Company Ltd, or ciselé,1966 ; lauréat du British Design Award la même année).
Les bijoux créés par Salvador Dalí (et réalisés par ... ?) sont aussi un très joli exemple de bijoux sculpturaux ciselés :
Bague Slow Ring, or jaune, saphir, diamants, 1949 (image 1)
Collier Tree of Life, or jaune, diamants, saphir, 1949 (images 2, 3, 4)
Bracelet Tree of Life, or jaune et diamants, 1953 (images 5 et 6)
Aujourd’hui, nous sommes très peu d’artisans à pratiquer encore ce métier. Les techniques de ciselure ont très peu évolué depuis l’Antiquité, et il est maintenant possible d’obtenir des rendus à peu près similaires, bien que plus grossiers, avec des procédés numériques (voire même de se passer de ciselure, notamment sur les bronzes de petite taille avec la fonte à cire perdue - c'est moins beau que quand c'est ciselé évidemment, mais si on ne connaît pas la ciselure, on ne le voit pas ...).
Le ciseleur qui travaille comme sous-traitant aujourd'hui exerce son métier principalement avec des sculpteurs et des fondeurs, se rapprochant de l'art ; ou bien dans la reproduction ou la restauration de luminaire, objets d'art et mobilier de style. L’orfèvrerie se fait plus discrète, mais on fait encore appel à un ciseleur par exemple pour la réalisation de trophées comme le Ballon d’Or : oui oui, le trophée est en laiton doré, et réalisé depuis 1995 par des orfèvres et ciseleurs français.
Des pièces plus traditionnelles, très riches en ornements, sont encore réalisées en Egypte, en Iran (@silvergallerry sur Instagram) … par des artisans créateurs ; et la rareté de ce métier laisse une large place à la création, alliée avec un savoir-faire ancestral et la modernisation de certaines techniques. Comme on l'a vu dans cet article, la ciselure permet de créer et fabriquer énormément de choses différentes !
Dans les créateurs contemporains en France, on peut citer Roland Daraspe (images 1, 2 et 3) et Nicolas Marischael, tous les deux orfèvres et maîtres d'art ; Marie-Pierre Bel, bronzière d’art et sculpteure (image 4) ; et Criska, Meilleur Ouvrier de France 2004 en ciselure. (ma sélection est totalement subjective, mais j'aime beaucoup ce qu'ils font ;) ).
Vous pouvez retrouver les quatre autres articles de cette introduction à la ciselure ici :